Arnaud Spire

L'oeil du bûcheron-philosophe Michel Clouscard
 
 

Face à la marchandisation du désir par le libéralisme libertaire, Michel Clouscard veut réconcilier l'amitié, le vivre ensemble, le politique et l'amour. Refondation progressiste. Face à la contre-révolution libérale par Michel Clouscard, Préface de Marie-Antoine Rieu. collection " Raison mondialisée ", Éditions L'Harmattan, 2003, 164 pages, 13,75 euros. Michel Clouscard n'est pas un sociologue, philosophe, inconnu des lecteurs de l'Humanité. Il a donné dans ses colonnes plusieurs " points de vue " sur le fonctionnement de la société contemporaine, notamment à propos de ce qu'il appelle " l'engendrement réciproque du permissif et du répressif " (1), ou du partage des " trois pouvoirs constitutifs du consensus : libéral, social-démocrate, libertaire " (2). Professeur honoraire à l'université de Poitiers, il a publié de nombreux ouvrages, dont l'Être et le code en 1972, Néo-fascisme et idéologie du désir en 1973, le Capitalisme de la séduction aux Editions sociales en 1981, suivi de la Bête sauvage en 1983. Sa pensée n'ayant pas pris de ride, bien au contraire, il vient de se livrer en cette période de désarroi à un exercice de cohérence rétrospective de son parcours politico- philosophique. C'est un horizon d'authentique refondation progressiste qu'il propose aujourd'hui dans un entretien avec Marie-Antoine Rieu, pour que les peuples de la planète échappent enfin à la contre-révolution libérale en cours. La singularité sur laquelle s'articule la réflexion de Michel Clouscard, c'est la marchandisation du désir comme composante ultime de la survie de l'état de choses existant. Ce nouveau marché ne fait pas que freiner la baisse tendancielle et historique - bien réelle - du taux de profit moyen, mais il engendre une logique populiste de " servitude volontaire ". Michel Clouscard manifeste à nouveau sa volonté de construire non pas un autre monde, mais un monde autre dont il définit le contenu : il nous indique les voies de la réconciliation avec nous-mêmes et avec les autres, quel doit être l'acte fondateur de toute économie politique progressiste, comment produire pour bien vivre, tous ensemble, et non vivre pour produire du profit et enrichir encore les marchés financiers. Il esquisse les contours du nouvel acteur politique que serait un " Parlement du travailleur collectif ", dont l'orientation viserait à réconcilier l'amitié - le politique, le vivre ensemble - et l'amour. Comme il l'avait envisagé dans son Traité de l'amour fou en 1993, Clouscard pose la clef de voûte d'une nouvelle construction de la subjectivité, à la fois dans l'entreprise et dans la cité. Dépasser le libéralisme, quelle prétention ! C'est pourtant la moindre que puisse avoir quelque force de progrès aujourd'hui. Car l'idéologie libérale n'est pas un moindre mal, ni non plus une façon de penser imposée. Le destin est devenu une " friche spirituelle ". Prométhée, qui fut enchaîné par Zeus pour avoir apporté le feu aux hommes, a pris la relève des énigmes désormais défaillantes de la Sphinge sur l'homme. Consommer est devenu le contraire de produire. Narcisse se donne en spectacle à lui-même tandis que Vulcain fait de son corps un outil. Les frères ennemis sont séparés. Un avenir de radicalité aurait justement consisté à les unir. Ici, on peut se demander pourquoi proposer de telles métaphores pour signifier les grandes intentions de l'humain. C'est que celles-ci sont contradictoires et unies dans leur essence même. Michel Clouscard a passé une vie de travail pour construire une autre manière d'unir le besoin et le désir, le sérieux et le frivole, le faire et le plaire, une autre manière que celle qui aboutit à ce qu'il appelle l'" économie prostitutionnelle du libéralisme libertaire ". Étendre le marché du désir passe par l'expansion du permissif : " Potlatch, clientélisme, marché. Tous les coups sont bons. " Le dernier en date, c'est le baiser qui tue, l'alliance perverse qui neutralise les différences. Les cibles du libéralisme libertaire recensées par l'auteur, ce sont à la fois le jeune, la femme, le marginal et les nouvelles couches moyennes aujourd'hui appelées " bobo ", ou bourgeois bohèmes. À signaler, l'introduction du mondain devenu, dans un seul et même mouvement, catégorie de la connaissance et catégorie de l'existence du capitalisme perpétué. Une partie du profit est redistribuée comme pouvoir d'achat du désir, sur le modèle de la dépendance que crée la drogue. L'accès à la jouissance est devenu mode vestimentaire, mais aussi perversion de la connaissance et des contre- pouvoirs. Une espèce de pré-fascisme comportemental, culturo-mondain, communautaro- compartimenté prépare le terrain d'un fascisme politique. La mondialisation permettra-t-elle aux multinationales de ne pas y recourir ? Une fois la morale citoyenne constituée en éthique provisoire de la praxis, l'urgence politique de faire face au libéralisme libertaire deviendra la chose du monde la mieux partagée, à condition de ne pas se laisser illusionner par les prétendues vertus du marché mondial. La fin du capitalisme concurrentiel libéral, ce sont des populismes qui tous ont pour objet de faire apparaître comme inexistante la classe ouvrière. Bref, au-delà des rêves d'états généraux et de constitution d'un Parlement du travailleur collectif se profile une cogestion où l'on déciderait d'abord de la production. C'est là que réside, selon Michel Clouscard, la clé d'une authentique autorité morale. À conquérir. Le bruit de la cognée du bûcheron-philosophe nous y invite. Arnaud Spire (1) L'Humanité du 27 février 2001. (2) L'Humanité du 30 avril 2002.
 
 

 
 
Au sommaire du 17 décembre 2003
 
  
 
 
 
Rédaction éditoriale Marie-Antoine Rieu | Conception Michel Darras | Photographie Renaud Daridan
© Michel Clouscard| Mise à jour le