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L'amour
proustien ne sert que de prétexte à la production
du sujet. Il est voie d'accès à son identité
solitaire et narcissique, un travail de pure mémorisation
qui permet d'accéder au particulier, “au plus irremplaçable
des êtres”. Alors ce paradoxe: l'Autre n'est plus
que le moyen d'accomplir l'Odyssée de la conscience amoureuse!
L'Autre n'est plus l'aîmé-e mais le moyen d'aimer,
réifié a priori et instrumentalisé, inexistant.
La
prétendue Albertine n'est qu'un prétexte: elle
aurait pu ne pas exister. L'auteur la manipule et la fabrique
comme un objet, pour les besoins de sa cause. Ainsi que toutes
les créatures pourtant proclamées aimées
du roman proustien, elle se réduit à un être-là
inerte, inconsistant, personnage animé par l'auteur,
subjectivité floue, incertaine, insaisissable, confinée
dans un en-soi qui n'est, en définitive, que l'interdiction
d'exprimer le pour-soi de la femme.
Yseult,
au contraire, n'est ni une abstraction, ni un imaginaire, ni
une nostalgie. Elle se présente comme une entité
politique aussi nécessaire que celle de Tristan. Son
rôle social s'avère essentiel pour assurer le passage
du clan à la société de classe, de l'endogamie
à l'exogamie.
C'est
la fondamentale différence avec le roman bourgeois. Le
mythe propose un “statut” de la femme que le roman
ne peut qu'ignorer pour exister en tant qu'œuvre de l'homme,
de l'individualité bourgeoise, de l'idéalisme
subjectif. De la femme cause de l'amour à la femme prétexte
du discours sur l'amour, quelle “différence”.
Nous
voyons (Acte I) que c'est Yseult qui décide, décide
d'aimer. Cette résolution est à l'origine de l'amour.
Son démonisme rend réel tout ce qui n'était
que virtualité, latence.
Et lorsque tout le parcours alors autorisé semble être
achevé, quand tout semble accompli, révolu, le
mythe propose la rentrée fracassante d'Yseult (Acte III)
Alors tout est re-donné, tout recommence. Ce qui n'était
que réminiscence devient la présence même.
L'abstraction qu'est le souvenir se fait chair. L'amour s'actualise,
devient l'effectivité même. Il est l'Eternel Retour,
la répétition garantie, sans entropie alors, au
contraire comme résurrection de la plénitude de
l'aveu originel.
Flaubert, par lequel la sentimentalité romanesque accède
pourtant à la plénitude de son expression, est
tout à l'opposé. Dans l'Education sentimentale,
roman d'apprentissage de la sensibilité bourgeoise, il
montre bien l'impuissance de cette sentimentalité qui
épuise très vite son élan originel pour
en venir à un ressassement intime, aigri, qui décolle
tellement de la réalité que, lorsque retour d'Yseult
il y a -en l'occurrence celui de Mme Arnoux- Frédéric
Moreau repousse, très gêné, la possibilité
de reprendre “l'affaire amoureuse”. La présence
de cette Mme Arnoux le dérange. Elle dérange son
imaginaire! Quel aveu ! 
L'amour wagnérien -son interprétation du mythe
de Tristan et Yseult- est aussi une rétrospective, une
recherche du temps perdu, le savoir du sens. Mais à la
différence de Flaubert et de Proust, ce travail-là
n'est pas une fin en soi mais tout au contraire un moyen. L'amour
ne finit pas en sa sépulture mémoriale. La réminiscence
est le moyen de re-actualiser, de faire revivre le commencement
non plus alors comme un simple rappel, une astuce mnémotechnique
qui permettrait d'échapper à l'usure de la vie,
à l'entropie, mais au contraire comme un acte nouveau,
l'accès à une nouvelle joie d'aimer et même
à une béatitude jusqu'alors inaccomplie bien que
soupçonnée, parce que définitive libération
du doute et de l'angoisse, comme accès à la certitude
éternelle.
Ce qui se révèle, avec le retour d'Yseult, c'est
bien sûr, l'ultime preuve de la fidélité
-la seule?- celle qui consacre la pérennité du
couple mais surtout la progression infinie de cet amour, bien
qui s'augmente par le temps au contraire de l'éros, paradoxe
d'une valeur exponentielle dans la rétraction même
de la vie. C'est le sentiment que l'amour peut accepter la mort
ayant triomphé de tout ce qui voulait empêcher
sa vie.
Cette
interprétation du mythe ne fait que reprendre la conception
platonicienne de l'amour. Nous y reviendrons plus longuement
mais déjà on peut souligner le (grand) lieu commun.
La réminiscence platonicienne -celle de l'unité
perdu, androgyne- n'est aussi que le support, le moyen de la
prospective, du cheminement vers le couple, la reconnaissance
de l'Autre.
L'amour est fait, constitutivement, de ces doux moments qui
ne peuvent être dissociés: rétrospection
et prospection, attachement au passé et quête de
l'avenir, fixation et recherche. Les deux termes sont en relation
d'engendrement réciproque, alors que la sentimentalité
proustienne, en proie à l'égoïsme de classe,
à l'économie de la libre entreprise, à
l'appropriation jalouse et avare, réduit arbitrairement
l'amour à un seul de ses moments: la réminiscence.
Le temps doit être figé dans le rappel du temps,
le souvenir. La classe sociale ainsi se ferme sur elle-même
et ce grand renfermement -la sentimentalité romanesque-
permet d'interdire toute prospective, tout avenir, toute ouverture
sur l'Autre -que ce soit la femme ou la classe ouvrière.
La
psychanalyse développe ce thème commun -à
Platon et à Wagner, au concept et à la musique,
à l'absolu du savoir et à l'infinie de la mélodie-
mais après avoir procédé à une énorme
réduction de son contenu, pour en proposer une version
anthropologique, psychologique, personnaliste ou structurale.
Toute la problématique de son éros est la reconduction
des fixations originelles (orales, anales, génitales)
du sujet infantile dans les conduites, adultes et responsables,
de la relation à l'Autre. C'est bien le Même qui
se répète, dans la mesure où il se souvient,
mais à travers la transfiguration historique qui doit
changer ce Même en Autre.
Ce
souvenir, certes, pour pouvoir répéter mais en
changeant d'après les acquisitions de l'histoire -réduites
alors à la seule histoire du sujet- et pour recommencer
comme Autre, un Autre qui est le Même mais vivant, présent
parce qu'actualisé par l'histoire.
Une philosophie de l'amour commune à Platon, à
l'interprétation wagnérienne du mythe de Tristan
et Yseult et à la psychanalyse pourrait être dégagée
sous réserve de notre critique de la “psychologie
des profondeurs”. Mais nous devons reconnaître que
celle-ci a su désigner comme pathologique le refus de
cette transmutation historique de Même dans l'Autre, alors
que la sentimentalité romanesque, elle, en a fait le
fondement -inconscient- de son esthétique.
Cette impuissance d'aimer, de recommencer mais dans la continuité,
cet aimer mal car aimer seul, pour soi, s'avère alors
n'être que la dure punition infligée à une
culture de classe qui se refuse au devenir, qui ne veut pas
changer car volonté -combien inconsciente- de conserver
la situation acquise et la toute-puissance non seulement économico-politique
mais aussi et surtout culturelle.
Proust
est profond dans la mesure où il exprime parfaitement
le principe surdéterminant de la culture de classe -inconsciemment-
qui veut garder, posséder encore et qui ne peut alors
que répéter jusqu'au ressassement le Même
en se refusant au re-investissement affectif, à l'affrontement
et à la reconnaissance de l'Autre, à la durée
en temps réel de l'amour, celle qui transforme l'amour
en le rendant cause de soi et cause de l'Autre. Pour posséder
le souvenir, il faut que cet amour s'efface.
Le
“discours amoureux” de Proust, est certes la plus
belle recherche et contemplation du temps passé. Mais
c'est aussi un conservatisme jaloux -une chasse gardée
qui devient un jardin secret- qui fait de l'amour le plus splendide
des musées imaginaires de la culture bourgeoise, une
autre gestion de l'avoir, avoir de l'esthétique, esthétique
d'une subjectivité devenue libre entreprise. 
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