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Le
riche n’a pas de faciès et le pauvre n’a pas
d’identité
Un
populisme peut en cacher un autre
La mondialisation permet au capitalisme de faire
« l’économie » du fascisme |
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Le
riche n’a pas de faciès et le pauvre n’a
pas d’identité
Entretien avec Marie Antoine
Rieu
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Et
Le Pen ? Vous avez proposé une morale citoyenne, une
éthique de la praxis.
Comme spiritualité laïque, œuvre de la praxis
et refondation des traditions de spiritualité.
Mais votre « Que faire ? » ne peut en rester à
ces énonciations théoriques. Le que faire doit
être aussi la réponse à Le Pen. C’est
sur le terrain politique qu’il vous faut intervenir, et
d’urgence, comme riposte immédiate.
Ce sera mes T.P. . La mise en pratique, sur le terrain, des
catégories proposées. Ce sera la vérification
de leur validité, fiabilité.
On verra si elles apportent un plus…, d’abord dans
l’énonciation politique, puis dans la résolution.
Les observateurs, interprètes, commentateurs des médias
ont témoigné d’une fondamentale impuissance
conceptuelle, aussi inquiétante que l’irruption
politique de Le Pen elle-même. Le journalisme politique
a révélé ses limites. Il lui manque la
conceptualisation philosophique. Et comme celle-ci a été
réduite aussi au journalisme…Ces exégètes
sont restés pantois devant la clientèle électorale
du Front National. Elle leur est apparue comme un incompréhensible
syncrétisme qui ne ferait que corroborer la prétention
lepéniste d’une synthèse, d’un front
de toutes les composantes de la nation.
Le Pen nous a appris qu’il fallait au moins deux racismes
– divergents mais complémentaires – pour
faire un populisme, à l’égard du juif et
de l’arabe, de Rothschild et de l’immigrant. C’est
qu’il y a une logique des racismes. Hitler ne s’en
prenait qu’au juif en particulier et aux races inférieures
en général. Il n’y avait pas la dimension
que l’Arabe apporte.
Notre thèse : les racismes ne sont – en leur essence,
en leur nature – que des déviations fatales de
l’économie du profit, la dégénérescence
fatale du chrématistique. De même que l’accumulation
primitive est l’origine criminelle du capitalisme, les
racismes déterminent la relation dialectique du pauvre
et du riche.
La paupérisation menaçante, c’est une race
: l’Arabe. La richesse interdite, c’est une race
: le Juif. « On » est désigné comme
race. Les états de pauvre ou de riche sont ramenés
à un principe originel, matriciel, général.
Le racisme est à double face : il prétend à
une supériorité, mais surtout il est la désignation
de l’altérité comme une erreur ontologique
qui associe la contingence et la malfaisance. L’Autre
est de trop. Il n’est qu’une excroissance cancéreuse
de la Création. Il n’a rien et il n’est rien
: c’est normal, puisqu’il est pure contingence.
Il n’est que la forme vide : une race.
Le pauvre, c’est l’immigrant, l’immigrant
c’est l’Arabe. Ainsi se constitue une race, un homme
vide de toute culture, de tout contenu qui n’est plus
qu’une forme : un faciès. Le lepéniste reconnaît
la race par le faciès. L’Arabe, dira-t-il, a le
faciès de sa race. C’est le signe extérieur
qui ne peut être camouflé, le stigmate, la tache
indélébile. Le faciès, c’est l’aveu
de la race. Et ce pauvre, ce faciès, est un envahisseur,
incroyable paradoxe.
Il est nul et il menace l’identité nationale !
Quel scandale ! La stratégie de l’immigrant aurait
consisté à contourner… Poitiers, le lieu
officiel de l’arrêt de l’invasion arabe. Ce
qui n’a pu être réalisé au sommet
peut l’être en pénétrant la base.
C’est un entrisme de masse qui glisse l’Arabe au
cœur même du peuple. Ce dernier, dira Le Pen, doit
se mettre en état de légitime défense.
Autrement nous deviendrons tous des Arabes, c’est-à-dire
des pauvres. Le discours raciste cache la peur de la régression
sociale, de la crise, de la paupérisation. L’Arabe
est bien plus qu’un bouc émissaire. Il est la relation
de l’identitaire et de l’altérité
dans l’économie de marché.
Si l’envahisseur menace aux frontières, s’il
peut être encore repéré et désigné
par la vigilance nationaliste, l’autre ennemi de l’identitaire
a déjà pénétré dans la place
: le Juif. Il est l’autre face de l’altérité.
L’identitaire est menacé à la fois par la
paupérisation et par la richesse, par les propres limites
du chrématistique. Le Juif a été désigné
par l’Eglise comme l’usurier, le prêteur,
celui qui profite. Mais cette stigmatisation ne suffit pas à
expliquer l’antisémitisme. Il est l’ennemi
intérieur qui n’a pu s’enrichir qu’en
profitant de l’institution nationale sans participer aux
frais. Corollaire : l’enrichissez-vous est impossible.
C’est le Juif qui détient et qui conserve les moyens
du chrématistique, qui dispose des postes de création
et de gestion. Les deux racismes sont complémentaires
: l’un à l’égard du pauvre, l’autre
à l’égard du riche. La peur de devenir pauvre
s’exaspère de la colère de ne pouvoir devenir
riche.
L’économie politique s’est faite constitutive
de la relation du français lepéniste avec le Juif
et l’Arabe. Les racismes disent la relation à la
paupérisation et à l’enrichissement. Bien
plus que des boucs émissaires, ils représentent
les deux perversités de l’économie du profit.
Ils ne font que cacher une stratégie du capitalisme que
la plupart des antiracistes méconnaissent. Autrement
dit, les bons sentiments ne suffisent pas à « débusquer
la bête immonde ». Certains militants font même
le jeu de cette stratégie en défendant la cause
de l’immigrant à l’encontre de la logique
de l’immigration, en la réduisant au combat de
l’homme libre contre une administration bureaucratique.

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Un
populisme peut en cacher un autre. L’engendrement réciproque
du permissif et du répressif, le couple infernal |
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Est-ce
« la faute à »… Cohn-Bendit d’avoir
engendré Le Pen ou est-ce celui-ci qui a relancé
Cohn-Bendit ? Vain débat. Il suffit de reconnaître
leur engendrement réciproque, celui du permissif et du
répressif, celui du couple infernal.
Engendrement réciproque des populismes ! Parce que si
Le Pen en est un, Cohn-Bendit en est un autre. N’est-ce
pas le même référentiel, les mêmes
composantes : leader charismatique, spontanéisme de masse,
rejets des partis et des syndicats, absence de programme politique,
thèmes incantatoires uniquement revendicatifs.
La notion de populisme estudiantin permet de saisir le fonctionnement
idéologique (de l’inconscient de classe) «
la main dans le sac ». Tout le consensus idéologique
consiste à ne pas le savoir et, si c’est soupçonné,
à ne pas le dire – la seule énonciation
de ce populisme étant déjà scandaleuse.
Comment la chère tête blonde pourrait être
populiste ! Comment l’enfant choyé, le chic type,
pourrait se transmuer en cette vulgarité ! Cohn-Bendit
pourrait être populiste alors que son ennemi l’est
déjà ? C’est que le mot étudiant
– estudiantin – est chargé de tout un narcissisme
spécifique de la classe sociale. Il est l’enfant
chéri de tout un paternage et maternage. Il est porteur
de tous les espoirs des parents de la nation républicaine
et libérale. Derrière Cohn-Bendit, maman et papa.
Ce sont les parents qui ont ratifié le Mai 68 de leurs
enfants pour en faire une révolution.
Le gauchisme s’imagine qu’alors se manifeste la
contestation de l’ordre bourgeois alors que Mai 68 n’a
fait que répondre aux vœux secrets des parents.
L’affreux jojo – l’enfant à qui on
passe tout – sera le fruit de ce fistonnage-paternage,
narcissisme et népotisme conjugués : « la
préférence familiale », du clan, du réseau.
Un populisme peut en cacher un autre alors qu’il y a engendrement
réciproque du populisme répressif et du populisme
permissif. Ne pas se tromper de manif. Aucune garantie de l’étanchéité.
Ne peut-on alors glisser d’un populisme à l’autre
? Ou tenir les deux discours à la fois en fonction des
circonstances ? L’hyper-populisme sera cette confusion
des valeurs.

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La
mondialisation permet au capitalisme de faire« l’économie
» du fascisme |
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Le
national-socialisme aura révélé son rôle
historique, économique, culturel. Il est certes une pièce
maîtresse stratégique et opportuniste, qui permet
au capitalisme d’éviter le pire, les pires conséquences
de la crise, mais un non-sens pour l’économie politique,
le profit, le développement. C’est un moyen de
sauvegarde, un pouvoir étatique qui n’est pas une
finalité en soi. Mais est-ce une arme absolue, nécessaire
? Faut-il passer nécessairement par le fascisme pour
sortir de la crise ?
Il y a deux exemples spectaculaires et récents qui prouveraient
le contraire. L’Espagne franquiste de l’Opus Dei
s’est reconvertie sans problème à la société
de consommation. Le franquisme ayant accompli son rôle
répressif empêchait de bétonner le sol national
du plus grand profit touristique. S’il y avait eu guerre
civile pour implanter le fascisme, la société
de consommation veut la paix civique. L’ Opus Dei s’est
mis en place grâce au franquisme et s’est maintenu
en place en faisant disparaître l’état fasciste.
De même pour le Chili de Pinochet qui sans révolution
est devenu le néolibéralisme des Golden Boys.
Constat significatif : c’est le même homme qui accomplit
les deux opérations. Sans état d’âme.
Le libéralisme n’est pas d’essence fasciste.
L’économie politique fasciste n’existe pas,
sinon comme embargo (Cuba, Irak) de l’impérialisme.
Le fascisme ne doit pas être une référence
automatique et machinale.
Tout au contraire, car le libéralisme a découvert
le moyen d’échapper aux conséquences extrêmes
de la crise. Non par le nationalisme, mais avec la mondialisation.
Il faut bien préciser que cette stratégie se dédouble
selon les pays industriels et « post-industriels »
d’une part, et les pays dits « en voie de développement
», d’autre part. Pour ces derniers, la stratégie
libérale est faite d’agression, d’occupation
militaire, de corruption. Mais pour les pays industriels, le
fascisme de papa apparaît comme un double échec,
de la nation et du libéralisme. Le fascisme est le révélateur
de la contradiction inhérente au marché.
La fonction stratégique de l’épouvantail
fasciste traditionnel donne une autre signification : il doit
révéler une voie sans issue et montrer l’autre
solution, spécifique de la modernité : la société
de consommation, le marché du désir, le permissif.
Il faut, pour échapper au fascisme, une condition essentielle
: empêcher ses conditions d’existence, le classe-contre-classe.
Aussi, la stratégie qui doit remplacer celle du fascisme
sera une stratégie du tiers inclus, de l’intégration
des classes moyennes. La troisième force doit être
au moins aussi forte que celle des extrêmes. Ce sera l’expansionnisme
des nouvelles couches moyennes, du tertiaire et du quaternaire,
des services qui décident du primaire et du secondaire
(bureaucratie). La médiation s’impose aux extrêmes.

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