Contribution 1

 
 
Marie-Antoine Rieu : De l'enseignement du fait religieux à la spiritualité laïque (2002)
 
 

Sommaire
Le contexte actuel d'interrogation sur un possible « enseignement du fait religieux » ouvre un champ de réflexion inédit pour la laïcité.

 
 
 
 

II° partie
(1) Une nouvelle Alliance ?
(2)
Chercher des chemins de vie ?
(3) Accompagner un vrai travail des valeurs

 
  
 
 

I° partie
(1) Faut-il considérer le fait religieux comme susceptible d’enseignement ?

L’enseignement est transmission des patrimoines culturels de savoirs et de connaissances. A ce titre, il doit pouvoir rendre compte des réalités spirituelles que les peuples ont élaborées. Les « faits religieux » sont une part importante des patrimoines humains ; il convient de mettre ce patrimoine à disposition de tous. En particulier de ceux dont l’horizon culturel est éloigné du religieux, le plus souvent au nom de positivismes et de matérialismes fortement dégradés quant à leur valeur philosophique initiale.
De plus, les faits religieux sont une partie des faits sociaux et historiques. A ce titre, il est nécessaire de les intégrer dans les contenus scolaires des savoirs mis à disposition par le service public.

Cette approche est juste mais restrictive : l’enseignement n’est pas instruction seulement, mais aussi acte d’éducation pour, selon l’étymologie - conduire l’enfant « vers l’extérieur », c’est-à-dire hors du pas de ses aînés et prédécesseurs. L’éducation engage la question de l’orientation que les personnes peuvent donner à leur existence, individuelle et sociale. Kant disait que « l’on doit éduquer pour un état futur et meilleur de l’humanité ». C’est dire que l’éducation est un acte tourné vers l’avenir, vers ce que les humains décident de faire advenir d’eux-mêmes.

Alors, la transmission du patrimoine est inséparablement appropriation et création de nouveau, « advention » - pourrait-on dire - de nouveaux chemins. La pratique enseignante connaît cette interrogation sur le « sens » qui travaille en filigrane toute l’activité des sujets de l’éducation présents en première personne derrière « l’élève » ou « l’enseignant ». Et les enseignants eux-mêmes sont perplexes quant aux « valeurs » que la République pourrait inventer pour répondre aux interrogations actuelles sur le sens de la vie - entendons sur "le sens que les sujets peuvent donner à leur existence individuelle et sociale".

Si donc nous cherchons à élaborer des valeurs actives de la République, les « faits religieux » constituent un patrimoine important à partir duquel les « valeurs » peuvent être retravaillées, voire inventées – on ne sait trop comment.



 
 

(2) Que signifie "enseigner les faits religieux » ?

Les « faits religieux »  seraient donnés à analyser et à comprendre dans un enseignement – ou dans une problématique transversale aux différents enseignements. C'est la proposition que fait Régis Debray. A ce niveau se pose une seconde série de questions : les religions sont des formes de culture qui ont su cristalliser des expériences humaines millénaires, codifier et tracer des chemins, mais elles ne constituent pas toute l’expérience humaine, loin s’en faut. Et, ce, à un double point de vue, historique et conceptuel.

L’élaboration même de la notion de « religion » s’est opérée dans un contexte historique tardif qui nécessitait à la fois une séparation avec d’autres modes de l'expérience humaine - animismes divers, paganismes, etc. - et une séparation avec le pouvoir politique. L’empire romain invente la « religion » pour dissocier un pouvoir d’Etat « généraliste » capable de gouverner des peuples aux croyances et pratiques diverses dans le souci de préserver le pouvoir politique lui-même. C’est tout le génie politique des Romains - génie qu’ils n’ont pas su mettre en oeuvre face au nouveau monothéisme qu’est la religion chrétienne, « une religion d’esclaves », fédérant les ethnies et les croyances dans une véritable « théologie de la libération ».

Les grandes religions monothéistes - notamment chrétiennes – s’affirment contre d’autres pratiques spirituelles qu’elles excluent, officiellement en tout cas en les rejetant comme « sorcellerie », sectes, pratiques magiques, paganisme, etc. Toute l’histoire des grandes religions est marquée par des luttes incessantes pour monopoliser le spirituel et imposer l’équivalence entre spirituel et religieux. Toute l’Inquisition est cette lutte pour le monopole du « spirituel » et "la Congrégation de la foi" existe toujours au Vatican, à la droite... du pape. Ce qu’aucune approche critique – et à plus forte raison laïque – ne saurait escamoter.

L’enseignement des « faits religieux » ne devrait donc pas comprendre les seules religions « qui ont réussi », mais aussi l’ensemble des pratiques spirituelles plus ou moins officielles et plus ou moins intégrées ou rejetées par les « religions ». Cette remarque n’engage pas la seule « neutralité » laïque si souvent avancée comme nécessaire vis-à-vis d’une religion ou d’une autre – c’est souvent vis-à-vis des grandes religions que la neutralité est affirmée comme principe. Traiter également les différentes religions, et l’Islam entre autres, serait déjà beaucoup. Mais cela ne garantit pas que la laïcité prendra en considération d’autres pratiques spirituelles ou « magiques ».

Donc la question de « l’enseignement des faits religieux » implique de mettre à jour la nature même de ce "fait religieux" que l’on veut « enseigner ». Le patrimoine « spirituel » des peuples ne se réduit pas aux grandes ou petites religions, mais doit être approché dans l’ensemble de ses composantes, en particulier spirituelles.

 
 

(3) Des conséquences dérangeantes

La conception du fait religieux oblige à interroger et « relativiser » un certain rationalisme qui a été au coeur de l’élaboration des sciences.

A cette étape de l’analyse, « relativiser les approches rationalistes » veut dire :
- comprendre que la démarche scientifique-rationnelle ne pouvait dans un premier temps s’établir que par la négation des pratiques sociales dominantes, qu’elles fussent magiques, spirituelles ou religieuses ;
- accepter de considérer de façon critique le «néo-positivisme » contemporain, d’ailleurs fort éloigné de son fondateur, Auguste Comte, créateur d’une « religion de la Science » ;
- accepter de considérer de façon critique qu'un rationalisme étroit réduit la science à une approche congrue du réel, alors que des millénaires de réflexion avaient enseigné aux peuples l’existence et l’exigence de niveaux de réalité distincts.

Comprendre la démarche scientifique dans ses avatars et ses terreaux, le plus souvent spiritualistes, c'est comprendre les efforts qu’a impliqué l’élaboration d’une « chose » aussi étrange que « la science » dans le contexte historique réel de son élaboration. Par là, il s’agit d’engager les scientifiques et les enseignants des sciences à éviter de présenter la démarche scientifique sous la forme d’un rationalisme an-historique. L'épistémologie des sciences mérite d'être une matrice de l'enseignement scientifique.

Etrange paradoxe ! Nous croyons parler de « l’enseignement du fait religieux » et c’est aussi de la science qu’il est question. Il faut faire en sorte que les blocages qui se disent « républicains » – qu’il faut avoir le courage politique d’affronter - ne puissent se cacher derrière une vague « tolérance » d’un enseignement du fait religieux qui, au fond, n’engagerait à rien et surtout pas à interroger « La Science », ou du moins l'enseignement scientifique néopositiviste, c'est-à-dire "abstrait", coupé de l'analyse des conditions historiques d'élaboration des démarches des sciences.

 
 

Si l’enseignement du fait religieux n’est plus seulement compris comme « culture des religions », alors c’est toute la communauté enseignante qui est garante de cette démarche – et d’un point de vue philosophique, c’est le néopositivisme qui doit être examiné de façon critique.

 
 

 
 

(4) L’enseignement du fait religieux appartient-il à la culture ?

C’est précisément « comme culture » que l’enseignement du fait religieux pose les problèmes les plus épineux, auxquels il convient d’être attentif.
L’Occident conçoit la culture comme un ensemble de processus artistiques, scientifiques, littéraires, techniques, etc., distincts du religieux, même si la religion est indissociable pendant des millénaires et aujourd’hui encore des autres formes de culture. Les élaborations et « oeuvres » culturelles sont considérées comme appartenant au « profane », même si elles ne sont pas explicables en termes de rationalisation simple et si est fait appel à des notions comme la création ou le génie. Ce qui importe, c’est que la définition du « profane » est étroite, excluant dans un même mouvement le religieux et le spirituel, comme s’il s’agissait de processus de même nature et comme si les oeuvres « culturelles » - et parmi elles les oeuvres scientifiques - n’étaient pas traversées par des processus porteurs de « formes » de spiritualité.

Les oeuvres de la culture ne sont pas reconnues comme « travail de l’esprit » au sens fort du terme, comme oeuvres d’un travail spirituel le plus souvent assimilé sans examen au religieux d’un côté, et à l’intellect, de l’autre... : « double erreur, ou interprétation » comme le disait Nietzsche à propos de la question de la valeur..

Les grandes philosophies ont pourtant dessiné ces chemins de l’esprit, ces voies spirituelles irréductibles au religieux, dans un effort que nous identifions le plus souvent comme appartenant au passé : Hegel nous parle de l’Esprit et de sa phénoménologie, développement qu’il faut comprendre dans l’histoire ; Epicure nous enseigne des voies de ce travail quotidien de l’esprit, « loin des dieux » rejetés dans les espaces intersidéraux. Les exemples d’élaborations philosophiques, majeures pour l’Occident lui-même, de démarches « spirituelles » sont multiples. Et nous nous empressons de ranger ces tentatives philosophiques au rang d’une histoire des « idées » considérée comme effort «intellectuel », confondant sans vergogne « intellectuel » et « spirituel ».

Dans les approches philosophiques de l’esprit – ou de l’Esprit - la démarche « intellectuelle » est puissante, puisqu’elle vise ce « point obscur » d’une spiritualité « sans dieu » ou un nouveau concept de Dieu. Mais le sens même de ces grandes élaborations philosophiques peut être détourné ou du moins réduit à n’être qu’une quête intellectuelle. Le philosophe Spinoza, par exemple, nous en propose une formalisation originale en posant qu’existe « une troisième voie » de connaissance ; et que cette troisième voie est irréductible à la seconde voie de connaissance, qui est la voie de l’intellect et du discursif que nous connaissons et tentons de pratiquer par les sciences. Dans ces exemples et dans beaucoup d’autres, l’effort philosophique, et plus largement culturel, témoigne de cette recherche qu’il faut bien nommer « spirituelle » - et non religieuse.

Confondre spiritualité et religion est le propre du « positivisme » ou du moins de ses avatars modernes, le « néopositivisme ». Et quand le «néo-positivisme » contemporain masque tout un pan de l’élaboration philosophique, c’est au profit d’une approche simpliste de la « culture » regroupant souvent sans discernement arts, sciences, littératures, techniques, etc. Parfois la culture est réduite aux seuls champs non utilitaires ou pratiques – dans la tradition des arts libéraux ; parfois elle est comprise au sens le plus large comme processus d’élaboration d’oeuvres humaines. Mais dans les deux cas, cette approche « positiviste » de la culture autorise l’ouverture d’un grand marché culturel, celui des produits et des oeuvres d’art comme celui des produits scientifiques.

L’élaboration laïque de la « culture » a fait place nette du « travail de l’esprit » et ouvert un Nouveau Grand Marché, le marché des produits culturels.

En résumé, disons que l’Occident tend à ne proposer, en face du religieux, que le champ profane de la culture en occultant tout travail de la spiritualité qui se cherche dans son propre « camp » et alors même que ses penseurs majeurs ont contribué à concevoir ce spirituel hors ou à côté du champ religieux. Pour l’éducation nationale, l’enjeu est de taille : l’enseignement du fait religieux pourrait n’être que cette petite ouverture d’un champ culturel – le trou de la serrure – au lieu d’être cette interrogation récurrente sur les puissances à créer de nouveaux chemins de vie.

 
 

 
 

II° partie
Ce que nous apprend le contexte de la proposition d’un « enseignement du fait religieux »

Que la République française, laïque, puisse envisager « un enseignement du fait religieux » est peut être un signe : seule une république peut ouvrir de nouveaux chemins. Mais la puissance du paradoxe, quand il s’agit de « l’enseignement du fait religieux » engage la vertu républicaine à d’autant plus interroger le contexte dans lequel surgit cette possibilité.
Quel besoin social contemporain est en question ? Ne sommes-nous pas face à une « nouvelle Alliance » succédant à cent ans de séparation de l’Eglise et de l’Etat ? (1) Quel regard critique convient-il de porter sur l’effort que peut et doit accomplir la République pour ne pas offrir de leurre ? Quelles ambiguïtés pourraient faire de cette ouverture un leurre ?

(1) Une nouvelle Alliance ?
Le premier objectif assigné à un « enseignement du fait religieux » est de mieux comprendre les élaborations religieuses et les puissances qu’elles ont su activer afin d’inscrire notre destinée de civilisation dans l’histoire et de prendre distance avec les intégrismes. C’est, en substance, les raisons qu’en donne Régis Debray, que les valeurs républicaines ne peuvent qu’honorer. C’est-à-dire chercher à en proposer des approches satisfaisantes.
Au nom de la lutte contre « l’intégrisme », l’Etat et les Eglises pourraient-ils vouloir une « Nouvelle Alliance » ?

L’Etat pourrait faire un pacte avec les religions « établies » pour marginaliser les approches auxquelles ces religions - tout comme l’Etat laïque - refusent un statut social de vraie culture, au nom de la lutte contre les sectes, les charlatans spiritualistes et autres guérisseurs poursuivis pour « exercice illégal de la médecine ». C’est d’ailleurs ce que prétend Moon – reconnue comme « religion » par de grands Etats autres que la République Française - à propos du pacte de l’Education nationale contre les sectes. La Nouvelle Alliance – de l’Etat laïque et des Saintes Eglises (chrétienne, juive, musulmane) contre les porteurs d’autres formes de spiritualités pourrait n’être qu’alliance de pouvoirs constitués pour conserver leur pouvoir, chacun dans le champ qui lui est propre. Au nom de ce que Lukacs désigne comme le compromis fondateur de la modernité occidentale sous le nom de « compromis bellarminien » : à la religion – représentée par le Cardinal Bellarmin, chef de l’Inquisition - le soin de régenter la sphère de la conscience morale ; à la science – représentée par Galilée - la capacité de développer la production et les techniques.

Dans le contexte actuel, ce compromis historique serait un nouveau Yalta de la conscience : l’Etat parvenant difficilement à régenter les consciences (sous les formes actuelles du catéchisme républicain), il défère une partie de cette tâche éducative aux religions établies qu’il sait être « politiquement modérées », tout en délimitant cette délégation au champ culturel (les religions sont une forme de la culture). Par cette délégation aux seules religions établies, l’Etat barre la route aux autres types de croyances et de pratiques spirituelles beaucoup moins contrôlables. Double bénéfice : les échecs manifestes des catéchismes républicains sont compensés par un vernis culturel sur l’histoire des religions ; mais en même temps, la République est réduite à l’Etat qui n’a plus à reconstruire les fondements civils de la République. Le libéralisme est absolu : il crée le grand marché de la conscience.

(2) Chercher des chemins de vie ?
Dans le contexte actuel, un doute supplémentaire apparaît sur la puissance des valeurs de connaissance et d’analyse critique quand il s’agit de permettre aux jeunes – et aux adultes – de chercher et dessiner leurs chemins de vie. Promouvoir une « consommation culturelle » de bon aloi, pratiquer les beaux-arts ou s’enrichir des oeuvres de la littérature n’empêche pas de rester pantois devant les interrogations de vie qui nous sont posées. L’existentiel a fait récemment recette pour s’accomplir dans les puissances de ce que Michel Clouscard a identifié comme "marché du désir". Sartre lui-même explique que le terme d’existentialisme lui a été imposé contre sa volonté, par un puissant courant « jouisseur » de Saint-Germain. Alors que, lui, Sartre, se voulait le fondateur d’une doctrine « austère ». Il serait « existentialiste » malgré lui, et les jeunes bobo de Saint-Germain seraient labellisés par la philosophie !

L’Occident renaît après la guerre, dans cette soif de « jouissance » et de consommation. Cette nouvelle étape du capitalisme que le philosophe Michel Clouscard nomme « capitalisme de la séduction », ouverture nouvelle et vitale pour le capitalisme : « marché du désir », dont le Nouveau Marché de la Culture (marché à très grande vitesse) n’est que le rejeton, avec son Ministère. Cette orientation des sociétés occidentales – primat à la consommation - est justement ce qui pose interrogation dans le travail même de l’esprit confronté à l’insatisfaction de l’économie libidinale. Les sujets sont morcelés ou exténués de ces courses de désir, les relations humaines souffrantes au plus ordinaire de l’amour et de la vie quotidienne et l’espace public travaillé par des pathologies que les catéchismes consuméristes peinent à contenir.

Que l’on prône « stop la violence » ou « à bas les keufs » et « vive les marques », c’est de pauvreté qu’il s’agit, morale et sociale, même si la révolte gronde en arrière-plan. Les vertueux brandissent les Valeurs et les nécessaires sanctions. « Rétablissons l’ordre moral ! » – « Mieux vaut l’injustice que le désordre », disait déjà un théoricien français du fascisme – et « s’il le faut, mettons-leur des fessées ! » Le cycle de l’ordre moral et de la désespérance est somme toute bien huilé, peur atavique des possédants d’un côté et déréliction des moins que rien de l’autre, la dite « France d’en-bas ». Permissivité maximale d’un côté et ultra-répressivité de l’autre. Le néo-fascisme que secrète le libéralisme libertaire constitue la première puissance sociale d'autodestruction.

Si la religion devient « culture » - comme elle l’est déjà au Musée -, alors de puissantes formes de violence surgissent. Et parmi elles, la plus puissante, la désespérance, amie du désenchantement. Nous devons faire l’effort de comprendre de quoi il est question dans toutes ces manifestations et dans les désordres qui nous explosent à la figure. Accepterions-nous de cultiver un fascisme répressif-doux que le libéralisme instille au coeur du débat social – Brecht dirait la nouvelle « grandeur et misère du libéralisme libertaire » ?

Accompagner un vrai travail des valeurs (3)
C’est un véritable travail contemporain des valeurs qui surgit dans sa nécessité et nous saute au visage. Non les valeurs de papa et d’une troisième république petite bourgeoise assise dans son confort rancis – ce monde, comme celui des petits propriétaires que Rousseau appelait comme remède au libertinage, a irrémédiablement disparu. Les « nouvelles couches moyennes » du libéralisme libertaire n’en sont pas la résurrection, même affadie. Et la petite bourgeoisie avec sa bonne conscience – républicaine ou religieuse - a vécu, laminée par la destruction de son outil de travail.

Le travail des valeurs qu’appelle notre époque n’est pas non plus celui de la République conquérante que Jules Ferry proposait à ses instituteurs : l’idée de République se perd dans les dédales de principes entrés en décadence du fait des pratiques mêmes ; la « chose publique » est trop souvent un composite de « vraies » magouilles souterraines et de spectacles du pouvoir et des mots. Dans l’éducation, « l’égalité des chances » - promotion de la concurrence généralisée, à l’école même, qui est concurrence pour les « places » devenues rares - remplace l’égalité tout court. Le réel se charge de rogner les ailes des discours surannés sur des valeurs qu’on piétine allègrement.

Quand je dis que c’est d’un vrai travail des valeurs dont la nécessité surgit – et qu’il s’agit là de l’exigence sociale de tous les citoyens -, je ne veux pas dire qu’il convienne de rétablir les valeurs, ni même que l’interrogation éthique soit à l’ordre du jour dans cet univers impitoyable, simple emplâtre sur des pratiques qui la nient. C’est toute la puissance d’une interrogation d’ensemble sur la vie humaine et cette interrogation ne dit pas seulement : « comment achèterons-nous tel produit ? », mais « quelle humanité puis-je construire avec mon voisin que je ne connais pas ? », « comment pouvons-nous partager les fruits de la terre avec ceux qui en ont si besoin ? ». Ou « comment vais-je aimer et non consommer des images d’amour ? ». Ou « quelle est la puissance de la connaissance que nous travaillons à acquérir sur les bancs de l’école ? Sera-t-elle contemplation de nouvelles injustices comme jadis le proposait l’émission « Vive la crise ! »– pour faire vendre - par dérision ? « Le cynisme est-il inéluctable ? »

Le travail des valeurs est à l’oeuvre, au quotidien, dans les salles de classe et ailleurs, et les enfants en sont porteurs plus que d’autres, en souffrance d’entendre le monde adulte dire des paroles sensées, autoriser la recherche de chemins qui ne soient pas de simple « confort » ou dérision ou cynisme, mais de sens. C’est le travail même de ce que l’on peut appeler – contre toute attente - une spiritualité laïque qui est en question. Un travail de recherche, à mener en commun - pas un catéchisme ou un bréviaire. Et si nous n’accomplissons pas avec eux ce travail, nous livrons nos enfants aux intégrismes, aux sectes, aux marchands d’illusions de toute sorte, aux ricanements des cyniques et des nihilistes et plus radicalement parfois, à l’autodestruction déclinée sous toutes ses formes, à la mort que les jeunes et les adultes nous jettent au visage.

En cela, l’univers des enfants n’est en rien distinct des univers adultes, traversés des mêmes souffrances – et tout aussi paradoxales -, au travail ou par le chômage, dans l’amour impossible et les plaisirs évanescents, les peurs sociales et les retraits politiques. Mais la responsabilité d’éducation dont le service public est en charge rend le travail de cette spiritualité laïque à la fois urgent et davantage possible : l’éducation républicaine est un défi qui traverse toutes les disciplines d’enseignement et qui, comme le nuage de Tchernobyl, ne s’arrête pas aux portes de la connaissance. L’effort philosophique même, comme effort de connaissance et d’analyse, n’a pas le monopole du travail spirituel qu’il s’agit d’accomplir en filigrane des démarche intellectuelles proposées à l’appropriation par tous et pour tous.

 
 

 
 

III° partie
Que peut être une « spiritualité laïque » ?

Aborder la question de la « spiritualité laïque », nécessite :

1 / de comprendre la tradition républicaine et les « objets » qu'elle nous donne à penser
2/ de situer le paradoxe de la spiritualité laïque dans l’histoire de la nation française 
3/ de chercher comment subjectivité et politique s'articulent pour constituer une spiritualité laïque.

 
 
(1) Une tradition républicaine
Oser explorer des voies nouvelles, celles de l’élaboration de formes nouvelles de spiritualité, c’est s’inscrire en premier lieu dans une grande tradition philosophique et républicaine. Les élaborations d’envergure sont nombreuses et diverses, quoique souvent prises dans des réseaux complexes de notions, liant en particulier la laïcité à l’athéisme, sans toujours bien pouvoir dire de quoi il retournait : s’agissait-il de nier l’existence des dieux ? ou bien plutôt de refuser les religions comme voies existantes ? de conduire la méditation vers de nouvelles sources ?
La question de la laïcité tout d’abord, avec toutes ses ambiguïtés. C’est un paradoxe : la voie laïque s’est construite d’abord contre les religions établies ou au moins à l’écart de celles-ci et de leurs puissances sociales. Mais ce n’est pas une raison de réduire la laïcité d’aujourd’hui à cette seule "neutralité" par rapport aux grandes religions et à leur puissance sociale. La laïcité s’est aussi donnée à lire comme « religion civile » dans la grande tradition de l’esprit révolutionnaire, des élaborations philosophiques d’envergure de Rousseau et de Kant, ou dans des traditions aujourd’hui oubliées de la religion positiviste. Le laïque se posait en face des religions lourdement emprises dans la vie sociale pour dégager le citoyen de ces emprises et en même temps envisageait une religion civile qui nous semble aujourd’hui prêter à sourire. Est-ce à dire, avec Robespierre, que le peuple ignorant a besoin d’idoles et qu’il appartient au Bien public de lui en fournir des représentations ?

Les débats séculaires sur ces questions ne peuvent être explorés ici. Mais l’on peut proposer un cadre. Parce que l’éducation contemporaine « a charge d’âmes », elle doit contribuer à ouvrir une voie de réflexion nouvelle, la voie de la spiritualité laïque. Poser la visée d’une spiritualité laïque implique à la fois une double exclusion et une double détermination.

Une double exclusion
1/ d’exclure toute reconstitution de religion : il ne va pas s’agir de religion civile au sens d’un culte d’Etat que les citoyens pourraient pratiquer ;
2/ d’exclure tout catéchisme laïque, c’est-à-dire toute axiomatique de la pratique comprise comme élaborée « en haut » et martelée sous des formes et des appellations modernes d’endoctrinement.

Une double détermination 
1/ penser « dieu » n’est plus un péché laïque, parce que « dieu » peut signifier autre chose que l’être à qui l’on rend un culte ;
2/ le principe de spiritualité laïque ne peut déboucher sur une perspective morale que dans une logique d’élaboration collective et « d’éthique de la discussion ».

La tradition républicaine a osé explorer des champs nouveaux, et nous avons à perpétuer ces investigations parce que seule une république peut inventer des formes de vie qui fassent sens et qui ne soient pas des religions.

(2) Et l'histoire de la nation française
La puissance de la notion de laïcité tient au contexte politique de son élaboration : la république n'a aucune assise religieuse et Dieu ne sauve pas la nation française. La rupture avec tout fondement théocratique de la souveraineté politique détache le "sacré" du politique ou du moins permet que les citoyens examinent librement le sens que doit revêtir la notion de sacré. Donc des "sacrés" différents peuvent être élaborés et retravaillés, discutés.

Cette mise en débat de ce qui est sacré est contraire à la notion de sacré qui fonde le politique (par exemple dans la royauté). Mais cette mise en débat met aussi en évidence que des "sacrés" différents co-existent et peuvent coexister, voire dialoguer. Il n'y a pas désacralisation, mais mise en discussion des formes du sacré, même si ce sont les formes les plus visibles des religions (le voile) qui font surgir les débats.

Un point de non-retour est sans doute atteint dans l'histoire occidentale, et c'est ce point qui inquiète les conservateurs : les religions chrétiennes n'ont plus le monoplole de l'inconscient social européen. D'autres formes du sacré constituent des bases de vie, et l'Islam prétend aussi à la validité, comme d'autres formes mieux "tolérées", le bouddisme par exemple.

Si le sacré est mis en discussion, alors la république a aussi le devoir d'aider à de nouvelles élaborations et réflexions.

 
 
 
 

(3) Le creuset de la spiritualité laïque : subjectivité et politique
C'est dans Traité de l'Amour Fou que Michel Clouscard pose les premiers jalons d'une spiritualité laïque, après avoir mis en évidence la puissance de création qui s'exprime dans le mythe de Tristan et Yseult. Selon Michel Clouscard, seul l'Occident parvient à capitaliser la subjectivité - celle qui s'exprime dans l'amour - parce qu'il crée les moyens politiques d'un territoire qui ne sera plus lié aux tribus. En créant l'exogamie monogamique, l'Occident permet le double développement de la subjectivité et du politique.
La spiritualité laïque émerge dans ce terreau : quand les hommes sont eux-mêmes leur puissance de créer, qu'ils sont "cause d'eux-mêmes". Alors la spiritualité laïque serait jouissance de cette puissance de créer et travail humain sur les souffrances qu'aucune société ne saurait abolir comme les souffrances de la mort.

Les chemins d'une spiritualité laïque sont moins désertés que l"on ne pourrait croire. Beaucoup ne peuvent concevoir de spiritualité que dans un cadre religieux, car ce sont surtout les religions qui en proposent généralement des accès. Mais le travail de l'esprit est universel et le rationalisme laïque aurait tort de mutiler cette puissance à créer proprement humaine.

 
 
 
   
  
 
 
 
Rédaction éditoriale Marie-Antoine Rieu | Conception Michel Darras | Photographie Renaud Daridan
© Michel Clouscard| Mise à jour le