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Marie-Antoine
Rieu : De l'enseignement du fait religieux à la spiritualité
laïque (2002)
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Sommaire
Le
contexte actuel d'interrogation sur un possible « enseignement
du fait religieux » ouvre un champ de réflexion
inédit pour la laïcité.
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II°
partie
(1) Une
nouvelle Alliance ?
(2) Chercher
des chemins de vie ?
(3)
Accompagner un vrai travail des valeurs
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I°
partie
(1) Faut-il considérer le fait religieux comme susceptible
d’enseignement ?
L’enseignement est transmission
des patrimoines culturels de savoirs et
de connaissances. A ce titre, il doit pouvoir rendre compte
des réalités spirituelles que les peuples
ont élaborées. Les « faits religieux »
sont une part importante des patrimoines humains ; il convient
de mettre ce patrimoine à disposition de tous. En
particulier de ceux dont l’horizon culturel est éloigné
du religieux, le plus souvent au nom de positivismes et
de matérialismes fortement dégradés
quant à leur valeur philosophique initiale.
De plus, les faits religieux sont une partie des faits sociaux
et historiques. A ce titre, il est nécessaire de
les intégrer dans les contenus scolaires des savoirs
mis à disposition par le service public.
Cette approche est juste mais restrictive : l’enseignement
n’est pas instruction seulement, mais aussi acte d’éducation
pour, selon l’étymologie - conduire l’enfant
« vers l’extérieur »,
c’est-à-dire hors du pas de ses aînés
et prédécesseurs. L’éducation
engage la question de l’orientation que les personnes
peuvent donner à leur existence, individuelle et
sociale. Kant disait que « l’on doit
éduquer pour un état futur et meilleur de
l’humanité ». C’est dire
que l’éducation est un acte tourné vers
l’avenir, vers ce que les humains décident
de faire advenir d’eux-mêmes.
Alors, la transmission du patrimoine est inséparablement
appropriation et création de nouveau, « advention »
- pourrait-on dire - de nouveaux chemins. La pratique enseignante
connaît cette interrogation
sur le « sens » qui travaille en filigrane
toute l’activité des sujets de l’éducation
présents en première personne derrière
« l’élève » ou
« l’enseignant ». Et les enseignants
eux-mêmes sont perplexes quant aux « valeurs »
que la République pourrait inventer pour répondre
aux interrogations actuelles sur le sens de la vie - entendons
sur "le sens que les sujets peuvent donner à
leur existence individuelle et sociale".
Si
donc nous cherchons à
élaborer des valeurs actives de la République,
les « faits religieux » constituent
un patrimoine important à partir duquel les « valeurs »
peuvent être retravaillées, voire inventées
– on ne sait trop comment.
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(2)
Que signifie "enseigner les faits religieux » ?
Les « faits religieux » seraient
donnés à analyser et à comprendre dans
un enseignement – ou dans une problématique
transversale aux différents enseignements. C'est
la proposition que fait Régis Debray. A ce niveau
se pose une seconde série de questions : les
religions sont des formes de culture qui ont su cristalliser
des expériences humaines millénaires, codifier
et tracer des chemins, mais elles ne constituent pas toute
l’expérience humaine, loin
s’en faut. Et, ce, à un double point de vue,
historique et conceptuel.
L’élaboration
même de la notion de « religion »
s’est opérée dans un contexte historique
tardif qui nécessitait à la fois une séparation
avec d’autres modes de l'expérience humaine
- animismes divers, paganismes, etc. - et une séparation
avec le pouvoir politique. L’empire romain invente
la « religion » pour dissocier un
pouvoir d’Etat « généraliste »
capable de gouverner des peuples aux croyances et pratiques
diverses dans le souci de préserver le pouvoir politique
lui-même. C’est tout le génie politique
des Romains - génie qu’ils n’ont pas
su mettre en oeuvre face au nouveau monothéisme qu’est
la religion chrétienne, « une religion
d’esclaves », fédérant les
ethnies et les croyances dans une véritable « théologie
de la libération ».
Les grandes religions monothéistes
- notamment chrétiennes – s’affirment
contre d’autres pratiques spirituelles qu’elles
excluent, officiellement en tout cas en
les rejetant comme « sorcellerie »,
sectes, pratiques magiques, paganisme, etc. Toute
l’histoire des grandes religions est marquée
par des luttes incessantes pour monopoliser le spirituel
et imposer l’équivalence entre spirituel et
religieux. Toute l’Inquisition est
cette lutte pour le monopole du « spirituel »
et "la Congrégation de la foi" existe toujours
au Vatican, à la droite... du pape. Ce qu’aucune
approche critique – et à plus forte raison
laïque – ne saurait escamoter.
L’enseignement
des « faits religieux » ne devrait
donc pas comprendre les seules religions « qui
ont réussi »,
mais aussi l’ensemble des pratiques spirituelles plus
ou moins officielles et plus ou moins intégrées
ou rejetées par les « religions ».
Cette remarque n’engage pas la seule « neutralité »
laïque si souvent avancée comme nécessaire
vis-à-vis d’une religion ou d’une autre
– c’est souvent vis-à-vis des grandes
religions que la neutralité est affirmée comme
principe. Traiter également les différentes
religions, et l’Islam entre autres, serait déjà
beaucoup. Mais cela ne garantit pas que la laïcité
prendra en considération d’autres pratiques
spirituelles ou « magiques ».
Donc la question de « l’enseignement
des faits religieux » implique de mettre à
jour la nature
même de ce "fait religieux" que l’on
veut « enseigner ».
Le patrimoine « spirituel » des peuples
ne se réduit pas aux grandes ou petites religions,
mais doit être approché dans l’ensemble
de ses composantes, en particulier spirituelles.
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(3)
Des
conséquences dérangeantes
La conception du fait religieux oblige à interroger
et « relativiser » un certain rationalisme
qui a été au coeur de l’élaboration
des sciences.
A
cette étape de l’analyse, « relativiser
les approches rationalistes »
veut dire :
- comprendre que la démarche scientifique-rationnelle
ne pouvait dans un premier temps s’établir
que par la négation des pratiques sociales dominantes,
qu’elles fussent magiques, spirituelles ou religieuses ;
- accepter de considérer de façon critique
le «néo-positivisme »
contemporain, d’ailleurs fort éloigné
de son fondateur, Auguste Comte, créateur d’une
« religion de la Science » ;
- accepter de considérer de façon critique
qu'un rationalisme étroit réduit la science
à une approche congrue du réel, alors que
des millénaires de réflexion avaient enseigné
aux peuples l’existence et l’exigence de niveaux
de réalité distincts.
Comprendre
la démarche scientifique dans ses avatars et ses
terreaux, le plus souvent spiritualistes,
c'est comprendre les efforts qu’a impliqué
l’élaboration d’une « chose »
aussi étrange que « la science »
dans le contexte historique réel de son élaboration.
Par là, il s’agit d’engager les scientifiques
et les enseignants des sciences à éviter de
présenter la démarche scientifique sous la
forme d’un rationalisme an-historique. L'épistémologie
des sciences mérite d'être une matrice de l'enseignement
scientifique.
Etrange
paradoxe ! Nous croyons parler de « l’enseignement
du fait religieux » et c’est aussi de la
science qu’il est question. Il faut faire en sorte
que les blocages qui se disent « républicains »
– qu’il faut avoir le courage politique d’affronter
- ne puissent se cacher derrière une vague « tolérance »
d’un enseignement du fait religieux qui, au fond,
n’engagerait à rien et surtout pas à
interroger « La
Science », ou du moins l'enseignement scientifique
néopositiviste, c'est-à-dire "abstrait",
coupé de l'analyse des conditions historiques d'élaboration
des démarches des sciences.
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Si
l’enseignement du fait religieux n’est plus
seulement compris comme « culture des religions »,
alors c’est toute la communauté enseignante
qui est garante de cette démarche – et d’un
point de vue philosophique, c’est le néopositivisme
qui doit être examiné de façon critique.
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(4)
L’enseignement du fait religieux appartient-il
à la culture ?
C’est précisément « comme
culture » que l’enseignement du fait religieux
pose les problèmes les plus épineux, auxquels
il convient d’être attentif.
L’Occident conçoit la culture comme un ensemble
de processus artistiques, scientifiques, littéraires,
techniques, etc., distincts du religieux, même si
la religion est indissociable pendant des millénaires
et aujourd’hui encore des autres formes de culture.
Les élaborations et « oeuvres »
culturelles sont considérées comme appartenant
au « profane », même si elles
ne sont pas explicables en termes de rationalisation simple
et si est fait appel à des notions comme la création
ou le génie. Ce qui importe, c’est que la
définition du « profane » est
étroite, excluant dans un même mouvement le
religieux et le spirituel, comme s’il
s’agissait de processus de même nature et comme
si les oeuvres « culturelles » - et
parmi elles les oeuvres scientifiques - n’étaient
pas traversées par des processus porteurs de « formes »
de spiritualité.
Les
oeuvres de la culture ne sont pas reconnues comme « travail
de l’esprit » au sens fort
du terme, comme oeuvres d’un travail spirituel le
plus souvent assimilé sans examen au religieux d’un
côté, et à l’intellect, de l’autre... :
« double erreur, ou interprétation »
comme le disait Nietzsche à propos de la question
de la valeur..
Les grandes philosophies ont
pourtant dessiné ces chemins de l’esprit, ces
voies spirituelles irréductibles au religieux,
dans un effort que nous identifions le plus souvent comme
appartenant au passé : Hegel
nous parle de l’Esprit et de sa phénoménologie,
développement qu’il faut comprendre dans l’histoire
; Epicure
nous enseigne des voies de ce travail quotidien de l’esprit, « loin
des dieux » rejetés dans les espaces intersidéraux.
Les exemples d’élaborations philosophiques,
majeures pour l’Occident lui-même, de démarches
« spirituelles » sont multiples. Et
nous nous empressons de ranger ces tentatives philosophiques
au rang d’une histoire des « idées »
considérée comme effort «intellectuel »,
confondant sans vergogne « intellectuel »
et « spirituel ».
Dans les approches philosophiques
de l’esprit – ou de l’Esprit - la démarche
« intellectuelle » est puissante,
puisqu’elle vise ce « point obscur »
d’une spiritualité « sans dieu »
ou un nouveau concept de Dieu. Mais le sens
même de ces grandes élaborations philosophiques
peut être détourné ou du moins
réduit à n’être qu’une quête
intellectuelle. Le philosophe Spinoza,
par exemple, nous en propose une formalisation originale
en posant qu’existe « une
troisième voie » de connaissance ;
et que cette troisième voie est irréductible
à la seconde voie de connaissance, qui est la voie
de l’intellect et du discursif que nous connaissons
et tentons de pratiquer par les sciences. Dans ces exemples
et dans beaucoup d’autres, l’effort philosophique,
et plus largement culturel, témoigne de cette recherche
qu’il faut bien nommer « spirituelle »
- et non religieuse.
Confondre
spiritualité et religion est le propre du « positivisme »
ou du moins de ses avatars modernes, le « néopositivisme ».
Et quand le «néo-positivisme » contemporain
masque tout un pan de l’élaboration philosophique,
c’est au profit d’une approche simpliste de
la « culture » regroupant souvent
sans discernement arts, sciences, littératures, techniques,
etc. Parfois la culture est réduite aux seuls champs
non utilitaires ou pratiques – dans la tradition des
arts libéraux ; parfois elle est comprise au
sens le plus large comme processus d’élaboration
d’oeuvres humaines. Mais dans les deux cas, cette
approche « positiviste » de la culture
autorise l’ouverture d’un grand marché
culturel, celui des produits et des oeuvres d’art
comme celui des produits scientifiques.
L’élaboration
laïque de la « culture » a fait
place nette du « travail de l’esprit »
et ouvert un Nouveau Grand Marché, le marché
des produits culturels.
En
résumé,
disons que l’Occident tend à ne proposer, en
face du religieux, que le champ profane de la culture en
occultant tout travail de la spiritualité qui se
cherche dans son propre « camp » et
alors même que ses penseurs majeurs ont contribué
à concevoir ce spirituel hors ou à côté
du champ religieux. Pour l’éducation nationale,
l’enjeu est de taille : l’enseignement
du fait religieux pourrait n’être que cette
petite ouverture d’un champ culturel – le trou
de la serrure – au lieu d’être cette interrogation
récurrente sur les puissances à créer
de nouveaux chemins de vie.
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II°
partie
Ce que nous apprend le contexte de la proposition d’un
« enseignement du fait religieux »
Que la République française, laïque,
puisse envisager « un enseignement du fait religieux »
est peut être un signe : seule
une république peut ouvrir de nouveaux chemins.
Mais la puissance du paradoxe, quand il s’agit de
« l’enseignement du fait religieux »
engage la vertu républicaine à d’autant
plus interroger le contexte dans lequel surgit cette possibilité.
Quel besoin social contemporain est en question ? Ne
sommes-nous pas face à une « nouvelle
Alliance » succédant à cent ans
de séparation de l’Eglise et de l’Etat ?
(1) Quel regard critique convient-il de porter sur l’effort
que peut et doit accomplir la République pour ne
pas offrir de leurre ? Quelles ambiguïtés
pourraient faire de cette ouverture un leurre ?
(1)
Une nouvelle Alliance ?
Le premier objectif assigné à un « enseignement
du fait religieux » est de mieux comprendre les
élaborations religieuses et les puissances qu’elles
ont su activer afin d’inscrire notre destinée
de civilisation dans l’histoire et de prendre distance
avec les intégrismes. C’est, en substance,
les raisons qu’en donne Régis Debray, que les
valeurs républicaines ne peuvent qu’honorer.
C’est-à-dire chercher à en proposer
des approches satisfaisantes.
Au nom de la lutte contre
« l’intégrisme », l’Etat
et les Eglises pourraient-ils vouloir une « Nouvelle
Alliance » ?
L’Etat
pourrait faire un pacte avec les religions « établies »
pour marginaliser les approches auxquelles ces religions
- tout comme l’Etat laïque - refusent un statut
social de vraie culture, au nom de la lutte contre les sectes,
les charlatans spiritualistes et autres guérisseurs
poursuivis pour « exercice illégal de
la médecine ». C’est d’ailleurs
ce que prétend Moon – reconnue comme « religion »
par de grands Etats autres que la République Française
- à propos du pacte de l’Education nationale
contre les sectes. La Nouvelle Alliance – de l’Etat
laïque et des Saintes Eglises (chrétienne, juive,
musulmane) contre les porteurs d’autres formes de
spiritualités pourrait n’être qu’alliance
de pouvoirs constitués pour conserver leur pouvoir,
chacun dans le champ qui lui est propre. Au nom de ce
que Lukacs désigne comme le compromis fondateur de
la modernité occidentale sous le nom de « compromis
bellarminien » : à
la religion – représentée par le Cardinal
Bellarmin, chef de l’Inquisition - le soin de régenter
la sphère de la conscience morale ; à
la science – représentée par Galilée
- la capacité de développer la production
et les techniques.
Dans le contexte actuel, ce compromis historique serait
un nouveau Yalta de la conscience :
l’Etat parvenant difficilement à régenter
les consciences (sous les formes actuelles du catéchisme
républicain), il défère une partie
de cette tâche éducative aux religions établies
qu’il sait être « politiquement modérées »,
tout en délimitant cette délégation
au champ culturel (les religions sont une forme de la culture).
Par cette délégation aux seules religions
établies, l’Etat barre la route aux autres
types de croyances et de pratiques spirituelles beaucoup
moins contrôlables. Double bénéfice :
les échecs manifestes des catéchismes républicains
sont compensés par un vernis culturel sur l’histoire
des religions ; mais en même temps, la
République est réduite à l’Etat
qui n’a plus à reconstruire les fondements
civils de la République. Le libéralisme est
absolu : il crée le grand marché de la
conscience.
(2)
Chercher des chemins de vie ?
Dans le contexte actuel, un doute supplémentaire
apparaît sur la puissance des valeurs de connaissance
et d’analyse critique quand il s’agit de permettre
aux jeunes – et aux adultes – de chercher et
dessiner leurs chemins de vie. Promouvoir
une « consommation culturelle » de
bon aloi, pratiquer les beaux-arts ou s’enrichir des
oeuvres de la littérature n’empêche pas
de rester pantois devant les interrogations de vie qui nous
sont posées. L’existentiel
a fait récemment recette pour s’accomplir dans
les puissances de ce que Michel Clouscard a identifié
comme "marché du désir". Sartre
lui-même explique que le terme d’existentialisme
lui a été imposé contre sa volonté,
par un puissant courant « jouisseur »
de Saint-Germain. Alors que, lui, Sartre, se voulait le
fondateur d’une doctrine « austère ».
Il serait « existentialiste » malgré
lui, et les jeunes bobo de Saint-Germain seraient labellisés
par la philosophie !
L’Occident
renaît après la guerre, dans cette soif de
« jouissance » et de consommation.
Cette nouvelle étape du capitalisme que le philosophe
Michel Clouscard nomme « capitalisme de la séduction »,
ouverture nouvelle et vitale pour le capitalisme :
« marché du désir »,
dont le Nouveau Marché de la Culture (marché
à très grande vitesse) n’est que le
rejeton, avec son Ministère. Cette
orientation des sociétés occidentales –
primat à la consommation - est justement ce qui pose
interrogation dans le travail même de l’esprit
confronté à l’insatisfaction de l’économie
libidinale. Les sujets sont morcelés
ou exténués de ces courses de désir,
les relations humaines souffrantes au plus ordinaire de
l’amour et de la vie quotidienne et l’espace
public travaillé par des pathologies que les catéchismes
consuméristes peinent à contenir.
Que
l’on prône « stop la violence »
ou « à bas les keufs » et « vive
les marques », c’est de pauvreté
qu’il s’agit, morale et sociale, même
si la révolte gronde en arrière-plan. Les
vertueux brandissent les Valeurs et les nécessaires
sanctions. « Rétablissons l’ordre
moral ! » – « Mieux vaut
l’injustice que le désordre », disait
déjà un théoricien français
du fascisme – et « s’il le faut,
mettons-leur des fessées ! » Le cycle
de l’ordre moral et de la désespérance
est somme toute bien huilé, peur atavique des possédants
d’un côté et déréliction
des moins que rien de l’autre, la dite « France
d’en-bas ». Permissivité maximale
d’un côté et ultra-répressivité
de l’autre. Le néo-fascisme
que secrète le libéralisme libertaire constitue
la première puissance sociale d'autodestruction.
Si
la religion devient « culture » -
comme elle l’est déjà au Musée
-, alors de puissantes formes de violence surgissent. Et
parmi elles, la plus puissante, la désespérance,
amie du désenchantement. Nous
devons faire l’effort de comprendre de quoi il est
question dans toutes ces manifestations et dans les désordres
qui nous explosent à la figure. Accepterions-nous
de cultiver un fascisme répressif-doux que le libéralisme
instille au coeur du débat social – Brecht
dirait la nouvelle « grandeur et misère
du libéralisme libertaire » ?
Accompagner
un vrai travail des valeurs (3)
C’est un véritable travail contemporain des
valeurs qui surgit dans sa nécessité et nous
saute au visage. Non les valeurs de papa et d’une
troisième république petite bourgeoise assise
dans son confort rancis – ce monde, comme celui des
petits propriétaires que Rousseau appelait comme
remède au libertinage, a irrémédiablement
disparu. Les « nouvelles couches moyennes »
du libéralisme libertaire n’en sont pas la
résurrection, même affadie. Et la petite bourgeoisie
avec sa bonne conscience – républicaine ou
religieuse - a vécu, laminée par la destruction
de son outil de travail.
Le
travail des valeurs qu’appelle notre époque
n’est pas non plus celui de la République conquérante
que Jules Ferry proposait à ses instituteurs :
l’idée de République se perd dans les
dédales de principes entrés en décadence
du fait des pratiques mêmes ; la « chose
publique » est trop souvent un composite de « vraies »
magouilles souterraines et de spectacles du pouvoir et des
mots. Dans l’éducation, « l’égalité
des chances » - promotion de la concurrence généralisée,
à l’école même, qui est concurrence
pour les « places » devenues rares
- remplace l’égalité tout court. Le
réel se charge de rogner les ailes des discours surannés
sur des valeurs qu’on piétine allègrement.
Quand
je dis que c’est d’un vrai travail des valeurs
dont la nécessité surgit – et qu’il
s’agit là de l’exigence sociale de tous
les citoyens -, je ne veux pas dire qu’il convienne
de rétablir les valeurs, ni même que l’interrogation
éthique soit à l’ordre du jour dans
cet univers impitoyable, simple emplâtre sur des pratiques
qui la nient. C’est
toute la puissance d’une interrogation d’ensemble
sur la vie humaine et cette interrogation
ne dit pas seulement : « comment achèterons-nous
tel produit ? », mais « quelle
humanité puis-je construire avec mon voisin que je
ne connais pas ? », « comment
pouvons-nous partager les fruits de la terre avec ceux qui
en ont si besoin ? ». Ou « comment
vais-je aimer et non consommer des images d’amour ? ».
Ou « quelle est la puissance de la connaissance
que nous travaillons à acquérir sur les bancs
de l’école ? Sera-t-elle contemplation
de nouvelles injustices comme jadis le proposait l’émission
« Vive la crise ! »– pour
faire vendre - par dérision ? « Le
cynisme est-il inéluctable ? »
Le
travail des valeurs est à l’oeuvre, au quotidien,
dans les salles de classe et ailleurs, et les enfants en
sont porteurs plus que d’autres, en souffrance d’entendre
le monde adulte dire des paroles sensées, autoriser
la recherche de chemins qui ne soient pas de simple « confort »
ou dérision ou cynisme, mais de sens.
C’est le travail même de ce que l’on peut
appeler – contre toute attente - une spiritualité
laïque qui est en question. Un travail de recherche,
à mener en commun - pas un catéchisme ou un
bréviaire. Et si nous n’accomplissons pas avec
eux ce travail, nous livrons nos enfants aux intégrismes,
aux sectes, aux marchands d’illusions de toute sorte,
aux ricanements des cyniques et des nihilistes et plus radicalement
parfois, à l’autodestruction déclinée
sous toutes ses formes, à la mort que les jeunes
et les adultes nous jettent au visage.
En
cela, l’univers des enfants n’est en rien distinct
des univers adultes, traversés des mêmes souffrances
– et tout aussi paradoxales -, au travail ou par le
chômage, dans l’amour impossible et les plaisirs
évanescents, les peurs sociales et les retraits politiques.
Mais la responsabilité
d’éducation dont le service public est en charge
rend le travail de cette spiritualité laïque
à la fois urgent et davantage possible : l’éducation
républicaine est un défi qui traverse toutes
les disciplines d’enseignement et qui, comme le nuage
de Tchernobyl, ne s’arrête pas aux portes de
la connaissance. L’effort philosophique même,
comme effort de connaissance et d’analyse, n’a
pas le monopole du travail spirituel qu’il s’agit
d’accomplir en filigrane des démarche intellectuelles
proposées à l’appropriation par tous
et pour tous.
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III°
partie
Que
peut être une « spiritualité laïque » ?
Aborder
la question de la « spiritualité laïque »,
nécessite :
1
/ de comprendre la tradition républicaine et les
« objets » qu'elle nous donne à
penser
2/
de situer le paradoxe de la spiritualité laïque
dans l’histoire de la nation française
3/
de chercher comment subjectivité et politique s'articulent
pour constituer une spiritualité laïque.
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(1)
Une
tradition républicaine
Oser explorer des voies nouvelles,
celles de l’élaboration de formes nouvelles
de spiritualité, c’est s’inscrire en
premier lieu dans une grande tradition philosophique et
républicaine. Les élaborations
d’envergure sont nombreuses et diverses, quoique souvent
prises dans des réseaux complexes de notions, liant
en particulier la laïcité à l’athéisme,
sans toujours bien pouvoir dire de quoi il retournait :
s’agissait-il de nier l’existence des dieux ?
ou bien plutôt de refuser les religions comme voies
existantes ? de conduire la méditation vers
de nouvelles sources ?
La question de la laïcité tout d’abord,
avec toutes ses ambiguïtés. C’est un paradoxe
: la voie laïque s’est construite d’abord
contre les religions établies ou au moins à
l’écart de celles-ci et de leurs puissances
sociales. Mais ce n’est pas une raison de réduire
la laïcité d’aujourd’hui à
cette seule "neutralité" par rapport aux
grandes religions et à leur puissance sociale. La
laïcité s’est aussi donnée à
lire comme « religion civile » dans
la grande tradition de l’esprit révolutionnaire,
des élaborations philosophiques d’envergure
de Rousseau et de Kant, ou dans des traditions aujourd’hui
oubliées de la religion positiviste.
Le laïque se posait en face des religions lourdement
emprises dans la vie sociale pour dégager le citoyen
de ces emprises et en même temps envisageait une religion
civile qui nous semble aujourd’hui prêter à
sourire. Est-ce à dire, avec Robespierre, que le
peuple ignorant a besoin d’idoles et qu’il appartient
au Bien public de lui en fournir des représentations ?
Les
débats séculaires sur ces questions ne peuvent
être explorés ici. Mais l’on peut proposer
un cadre. Parce que l’éducation
contemporaine « a charge d’âmes »,
elle doit contribuer à ouvrir une voie de réflexion
nouvelle, la voie de la spiritualité laïque.
Poser la visée d’une spiritualité laïque
implique à la fois une double exclusion et une double
détermination.
Une double exclusion
1/ d’exclure toute reconstitution de religion :
il ne va pas s’agir de religion civile au sens d’un
culte d’Etat que les citoyens pourraient pratiquer ;
2/ d’exclure tout catéchisme laïque, c’est-à-dire
toute axiomatique de la pratique comprise comme élaborée
« en haut » et martelée sous
des formes et des appellations modernes d’endoctrinement.
Une double détermination
1/ penser « dieu » n’est plus
un péché laïque, parce que « dieu »
peut signifier autre chose que l’être à
qui l’on rend un culte ;
2/ le principe de spiritualité laïque ne peut
déboucher sur une perspective morale que dans une
logique d’élaboration collective et « d’éthique
de la discussion ».
La
tradition républicaine a osé explorer des
champs nouveaux, et nous avons à perpétuer
ces investigations parce que seule une république
peut inventer des formes de vie qui fassent sens et qui
ne soient pas des religions.
(2)
Et l'histoire de la nation française
La
puissance de la notion de laïcité tient au contexte
politique de son élaboration : la république
n'a aucune assise religieuse et Dieu ne sauve pas la nation
française. La rupture
avec tout fondement théocratique de la souveraineté
politique détache le "sacré" du
politique ou du moins permet que les citoyens examinent
librement le sens que doit revêtir la notion de sacré.
Donc des "sacrés" différents peuvent
être élaborés et retravaillés,
discutés.
Cette mise en débat de ce qui est sacré est
contraire à la notion de sacré qui fonde le
politique (par exemple dans la royauté). Mais cette
mise en débat met aussi en évidence que des
"sacrés" différents co-existent
et peuvent coexister, voire dialoguer. Il
n'y a pas désacralisation, mais mise en discussion
des formes du sacré, même si ce sont les formes
les plus visibles des religions (le voile) qui font surgir
les débats.
Un
point de non-retour est sans doute atteint dans l'histoire
occidentale, et c'est ce point qui inquiète les conservateurs
: les religions chrétiennes n'ont plus le monoplole
de l'inconscient social européen.
D'autres formes du sacré constituent des bases de
vie, et l'Islam prétend aussi à la validité,
comme d'autres formes mieux "tolérées",
le bouddisme par exemple.
Si le sacré est mis en discussion, alors la république
a aussi le devoir d'aider à de nouvelles élaborations
et réflexions.
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(3)
Le creuset de la spiritualité laïque : subjectivité
et politique
C'est dans Traité de
l'Amour Fou que Michel Clouscard pose les
premiers jalons d'une spiritualité laïque, après
avoir mis en évidence la puissance de création
qui s'exprime dans le mythe de Tristan et Yseult. Selon
Michel Clouscard, seul l'Occident parvient à capitaliser
la subjectivité - celle qui s'exprime dans l'amour
- parce qu'il crée les moyens politiques d'un territoire
qui ne sera plus lié aux tribus. En créant
l'exogamie monogamique, l'Occident permet le double développement
de la subjectivité et du politique.
La spiritualité laïque
émerge dans ce terreau : quand les hommes sont eux-mêmes
leur puissance de créer, qu'ils sont "cause
d'eux-mêmes". Alors la spiritualité
laïque serait jouissance de cette puissance de créer
et travail humain sur les souffrances qu'aucune société
ne saurait abolir comme les souffrances de la mort.
Les
chemins d'une spiritualité laïque sont moins
désertés que l"on ne pourrait croire.
Beaucoup ne peuvent concevoir de spiritualité que
dans un cadre religieux, car ce sont surtout les religions
qui en proposent généralement des accès.
Mais le travail de l'esprit est universel et le rationalisme
laïque aurait tort de mutiler cette puissance à
créer proprement humaine.
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